L'objet du crime...
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Arno Breker & ses Légendes

DE LA CRÉATION
AU
COMMENTAIRE

 

    1. Hitler

    BREKER : "Rien, donc. Jusqu'en 1938.  Speer passait des commande à tout le monde. Sauf à moi. Jusqu'au jour où il m'a téléphoné pour me demander de venir jusqu'à son bureau. Il m'a reçu et m'a alors montré dans une salle attenante la maquette de la cour de la Nouvelle Chancellerie. Une très belle et très noble architecture. Il y avait, de part et d'autre des colonnes, à l'entrée du bâtiment, deux socles vides. Dès que j'ai vu cet ensemble, j'ai dit : "Je pense savoir ce qui conviendrait..." Et, de retour chez moi, dans le bus, j'ai commencé à esquisser deux statues. Deux hommes. L'homme de l'intelligence, et l'homme du combat. Le premier tenait une torche, le second un glaive. Je suis retourné voir Speer avec mes esquisses. Sur le moment, il n'a rien dit, et puis Hitler est  arrivé. Il a regardé les deux esquisses, très enthousiaste  et a déclaré : "Voilà le Parti et voilà l'Armée."" ((Extrait de Arno Breker, de M. Marmin & J. Infiesta, Ediciones de nuovo arte Thor, Barcelona, 1976)

       

    2. Éric Michaud

   "L'un des pricipaux sculpteurs du Reich alla jusqu'à fabriquer ce qu'il faut bien appeler «les deux corps du Führer». Conçues pour flanquer l'entrée principale de la cour d'honneur de la nouvelle chancellerie du Reich, construite par Albert Speer, les deux monumentales statues de bronze d'Arno Breker avaient officiellement pour titre Le Parti et L'armée. Mais le sculpteur leur donnait aussi pour noms L'homme de l'esprit et Le Défenseur du Reich. La double nature du pouvoir spirituel et temporel du maître des lieux s'y donnait à lire par les deux symboles qui, seuls, différenciaient ces nudités aux mêmes muscles luisants, au même front soucieux. La torche de l'un gardait vive la flamme de l'esprit national qui animait le parti, le glaive de l'autre défendait les frontières de l'empire. Dès qu'il passait le seuil de la chancellerie, le visiteur savait donc qu'au-delà régnait celui qui rassemblait en sa personne ces deux corps du souverains spirituel et du souverain temporel." (Extrait de Un art de l'éternité, Gallimard, Paris, 1996)

       

    3. Dominique Égret

   "Pour la cour d'honneur (de la nouvelle chancellerie), Breker réalise le "Porte-flambeau" (symbolisant l'esprit avec lequel un peuple doit être conduit) et le "Porte-glaive" (symbolisant la protection dont le peuple a besoin). Lors de l'inauguration, Hitler donne à ces sculptures les nom de "Partei" et de "Wehrmacht"." (Extrait de Arno Breker Une vie pour le Beau, Grabert, Tübingen, 1996)

       

 

PREMIÈRES ESQUISSES DES DEUX STATUES

POUR UNE APPROCHE
"HORS CONTEXTE"

        Höxter est situé presque à mi-distance entre Hannovre et Kassel - une ville sans cachet particulier, excepté qu'il s'y trouve  une clinique qui offre la particularité de posséder un ensemble sculpturale plutôt singulier.

   Si dans le jardin intérieur se dresse la grande sculpture de Breker intitulée Schreitende ("Nu à la draperie") dont on se demande comment elle est arrivée là, les hôtes de la-dite clinique sont accueillis par un groupe plus singulier encore, qui se dresse au-dessus d'une fontaine : deux grands personnages en bronze, nus, un homme et une femme, sur le bras de laquelle se tient un tout jeune enfant. L'ensemble, est-il précisé sur une petite plaque, s'intitule "La Vie Éternelle", date de 1970/71 et est dû à Arno Breker. 

      Sauf qu'il ne s'agit pas d'une oeuvre véritablement inédite de Breker, puisqu'il s'agit en somme d'un "montage", le groupe se composant de plusieurs "morceaux" de statues anciennes...  Le corps de la femme vient en effet de la statue Flora - voir ci-dessous -, tandis que sa tête est celle de Demut ("Humilité"), datant de 1944. Quant à l'homme, il s'agit en fait de Herold ("Le Héraut"). Seul l'enfant, semblerait-il, constitue la partie pour ainsi dire originale de l'ensemble.

Höxter (Westphalie) - Clinique Weserbergland -"Ewiges Leben" ("La Vie Eternelle")

Herold (1939) et Flora (1943)

 

... Et pourtant le groupe "fonctionne" de manière très harmonieuse, le mouvement de chacune des statues ne se heurtant d'aucune façon... comme si, en somme, les éléments disparates qui le constituent avaient été destinés à cet ensemble.

      Le fait est sans doute singulier, mais aussi extrêmement significatif. Car enfin, voici des statues dont la destination première n'était nullement d'être assemblées ensemble... ni, surtout, d'exprimer ce que, par ce montage, elles ont été ainsi amenées à exprimer ! - Un couple, dont l'homme par le mouvement ample de son bras semble inviter son épouse et son enfant à s'acheminer paisiblement vers l'avenir.

    Autrement dit : sortez les oeuvres de Breker du contexte idéologico-culturel dans lequel elles sont nées, et les voici qui se prêtent sans aucune difficulté à vivre d'une autre vie, à exprimer tout autre chose que ce qu'elles semblaient exprimer dans le contexte idéologico-culturel en question. Un Héraut, s'il avait été installé dans le cadre du Nouveau Berlin édifié par Albert Speer, n'aurait-il pas appelé le peuple à la vigilance, voire peut-être à partir en guerre ?

    En quoi, ici, ce groupe-ci serait-il "nazi"? Rien en lui qui ne vient suggérer une quelconque connotation idéologique.

    Alors qu'est-ce à dire? Sinon, peut-être, que la sculpture est un art qui, bien davantage que la littérature ou la peinture, s'exprime lui-même et qui, pour être saisi dans son essence même, appelle de notre part une approche objective, immédiate,  pour ainsi dire hors contexte - un peu à la manière (et ce n'est qu'un paradoxe apparent) dont la peinture la plus abstraite - celle d'un Kandinsky ou d'un Rothko, par exemple - demande à être abordée. Car finalement, la sculpture figurative de Breker constitue aussi une forme d'abstraction - qu'un sculpteur comme Henry Moore l'ait apprécié est à cet égard hautement significatif. Par le fait même qu'à quelques rares exceptions près, la plupart des oeuvres de Breker se présentent sous forme de nus manifeste une volonté tenace de se situer hors du temps. Archétypiques dans leur aspect même, elles tendent à exprimer des états d'âme intemporels - mythiques, aurait-on dit, s'il s'était agi d'une oeuvre littéraire ou poétique. Et qu'un régime politique donné s'en soit servi nous en dit davantage sur le régime politique en question que sur les oeuvres auxquelles il a fait appel pour s'auto-exalter.

    Maintenant, que Breker, qui n'était en rien nazi, se soit laissé fasciné un temps par les pompes du régime - et aussi par les mirobolantes commandes qu'il lui passa, cela ne fait aucun doute. Mais cela ne signifie pas qu'il soit ainsi devenu nazi, en tant qu'artiste. Lorsqu'on regarde les oeuvres de Breker datant d'avant 1938, comme celles d'après 1945, son style n'a au fond que très peu évolué. Il ne l'a en rien "adapté" aux attentes de ses commanditaires nazis; de même qu'il ne l'a en rien modifié après guerre pour tâcher de se mettre au "goût du temps".

    On a volontiers reproché à Breker son goût pour le colossal, en oubliant que les mobiles de Calder ou nombre des statues de César - tant célébré ! -, ne sont en rien de moindres proportions que celles de Breker. Les détracteurs de Breker confondent systématiquement les questions de taille et d'échelle, de dimension et de proportions, de mesure et de relation. "Ils confondent grandeur et démesure", comme le dit l'architecte Leon Krier, à propos de Speer. Une statue peut fort bien mesurée 10 mètres de haut, sans être démesurée... Il suffit, pour s'en convaincre de se tourner vers les sculptures monumentales de l'Égypte ancienne ou de la Grèce antique...

   Mais en réalité, on l'aura compris, ce qui est visé au premier chef, à travers Breker, c'est une certaine forme d'art classique. Quant aux motifs d'une telle offensive, ils sont sans aucune doute tout aussi idéologiques que l'étaient ceux au nom desquels le régime National-Socialiste rejetait bon nombre d'artistes, et les interdisait, les taxant de "dégénérescence"!... Il ne faudrait toutefois pas oublier qu'une injustice ne compense jamais une autre injustice... Les injustices ne font que s'additionner les unes aux autres.