« SCULPTEUR D'HITLER » ?

 

Qu'est-ce à dire au juste? Arno Breker - « sculpteur d'Hitler »?

Arno Breker serait-il devenu, au terme d'on ne sait quel pacte diabolique, la propriété d'Hitler ? Sa chose ? Son objet ? Au même titre que sa voiture ou sa maison ? Ou pire, une sorte de prolongement de lui-même ? Breker aurait-il été son fils, d'une certaine façon ?

A lire ce qui s'est écrit depuis 1945 sur Arno Breker, c'est à se le demander... Et le plus extraordinaire, dans l'affaire, c'est qu'on semble s'être empressé d'entériner l'acte de propriété qu'Hitler est supposé avoir acquis sur la personne de l'artiste : on lui en a fait don, bien volontiers, sans jamais remettre en question la validité de l'acte.

Imaginons qu'Hitler ait un jour investi Neuschwanstein, le célèbre château de Louis II de Bavière, pour en faire sa résidence d'été ? Aurait-il été entendu, à partir de là, que Neuschwanstein étaient à Hitler et pour toujours, en conséquence de quoi le château seraient fermé au public depuis 1945, frappé d'interdit... Absurde?

Et pourtant...

Car s'il ne fait aucun doute qu'Hitler aimait et admirait les oeuvres d'Arno Breker, la question, la seule question qui vaille au fond, est de savoir si Breker était quant à lui "hitlérien"... Autrement dit : Arno Breker a-t-il souscrit aux idées du nazisme ? Ou bien a-t-il illustré dans et par ses oeuvres l'idéologie nazie ?

A la première question, rien, en l'état actuel de nos connaissances, ne permet d'apporter une réponse positive. Qu'Arno Breker ait reçu d'énormes commandes d'Hitler, via Albert Speer, c'est un fait ; qu'Hitler se soit toujours montré courtois et attentionné à l'endroit de Breker, c'est aussi un fait; et qu'enfin Breker - au même titre que tant d'autres, qui n'étaient absolument pas nazis - se soit laissé séduire par le personnage, principalement dans le cadre de relations privées, c'est également un fait. Cela en fait-il pour autant un hitlérien ? On peut accuser Breker, avec la facilité que donne le recul, d'aveuglement. On ne peut l'accuser de compromissions avec le pouvoir en place; on ne peut pas davantage l'accuser de s'être servi de la position prééminente qu'il avait acquise dans l'Allemagne nazie, pour nuire à autrui. Les témoignages sont formels à cet égard. Aussi souvent qu'il l'a pu, Breker est venu en aide aux autres, y compris à ceux qui n'éprouvaient aucune sympathie pour lui, comme Pablo Picasso.

Maintenant, est-il légitime d'estimer que Breker à "illustré" sculpturalement le nazisme? Rien ne permet de l'affirmer - notre site vise à le démontrer. L'étude objective et approfondie de son oeuvre ne montre aucun souci de sa part de se gagner les faveurs du régime par le biais d'oeuvres qui en auraient encensé les idées. Le néo-classicisme de son style est partagé par de nombreux sculpteurs à son époque, allemands, aussi bien que français, italiens, russes ou américains. Breker puise son inspiration dans l'Antiquité grecque, dans la Renaissance italienne, chez Rodin, chez Maillol et peut-être aussi chez les grands sculpteurs néo-classiques des pays scandinave, Thorvaldsen ou Bissen, par exemple; certainement pas dans Mein Kampf et moins encore dans Le Mythe du XXeme siècle d'un Alfred Rosenberg pour lequel Breker n'éprouvait aucune sorte de sympathie.

Alors - Arno Breker, « sculpteur d'Hitler »? Sur quoi repose au fond une telle affirmation ? Une facilité de pensée ? Ou sur une démarche beaucoup plus suspect, qui viserait en somme à mettre en avant le soi-disant "art nazi", avec Breker en chef de fil, pour dissimuler toutes les récupérations auxquelles se sont livrées Russes et Américains, après guerre, dans l'Allemagne nazie vaincue - récupération de techniques, de méthodes mais aussi d'hommes autrement plus compromis avec le régime que ne le fut Breker... L'art nazi et le "salaud de Breker" en paravent ?

Qui songerait à qualifier la Coccinelle de la firme au nom très nazi de Volkswagen ["Voiture du Peuple"] de voiture nazie? Je n'ai pas davantage entendu quiconque qualifier les fusées Apollo qui permirent aux Américains de marcher sur la Lune, de fusées "nazies", bien que M. von Braun fût incomparablement plus criminel que M. Breker. Pourtant, n'importe laquelle des statues d'Arno Breker, trahirait sans conteste son caractère nazi...

Absurde, disions-nous tout à l'heure...

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 Arno Breker a modelé le portrait de Hitler. De quelques autres aussi. De Goebbels, notamment. Et alors ?

Bien entendu, avec le recul, on se dit que tout de même...

Avec le recul, en sachant ce que nous savons.

Mais à l'époque ? Hitler, comme Goebbels du reste, furent avant tout pour Breker de fabuleux mécènes, qui lui passèrent d'extraordinaires commandes en le laissant libre de  ses thèmes et de ses sujets.

Comment ne pas être conquis, dans ses conditions ? Comment ne pas étouffer les réserves que l'on pourrait à soi-même se formuler, et se laisser séduire par les perspectives qui s'ouvrent ainsi ? Il était dans l'ordre des choses que Breker rendît hommage, par conséquent, à ses "bienfaiteurs" en modelant leur portrait. S'est-il ainsi compromis de manière impardonnable?

Que dire alors de tous ces artistes et intellectuels qui tressèrent des couronnes, en leur temps, à Lénine, Staline, Mao, voire même à Pol Pot?...

UN CLICHÉ DE LÉGENDE

Que fait donc ici Breker, aux côtés de Hitler et de Speer, à Paris ?

Le 6 juin 1940, tandis que débutait la seconde phase de la bataille de France, Hitler s’était installé en Belgique, au cœur d’une vaste zone, non loin de Chimay et Couvin.

Après que la ville de Paris fut investie par les troupes allemandes, dans la nuit du 13 au 14 juin, c’est  à Brûly-de-Pesche que Hitler reçut le 17 juin 1940, vers 10 heures du matin, la demande française des conditions de paix. Les jours suivants seront consacrés à la mise au point du texte de l’armistice, finalement remis le 21 juin, à Rethondes, en forêt de Compiègne, aux négociateurs Français, les généraux Huntziger et Bergeret, le vice-amiral Le Luc et l’ambassadeur Noël, avant d’être signé le 22 juin à 18h50. Restait dès lors, pour la délégation française, à négocier avec l’Italie. Et c’est précisément cette journée d’attente qu’Hitler décida de mettre à profit pour visiter Paris.

 

Ce même jour, Breker, qui se trouve à son domicile de la Königsallee, reçoit tôt dans la matinée, du bureau berlinois de la Police Secrète (“Geheime Staatspolizei”, la sinistre Gestapo) un appel téléphonique. Il lui est demandé de se tenir prêt à partir, dans l’heure qui suit, pour un bref voyage dont ni l’objet ni la destination ne lui sont précisés.

Une heure plus tard, Breker roule en compagnie de deux SS vers l’ouest de la ville.

« Un long moment après, apparut l’aéroport de Staaken. La voiture s’y engagea. Un seul avion était prêt à partir : un JU 52. On m’y conduisit. Une demi-douzaine de soldats, dont je ne pus déterminer l’affectation, étaient en train de charger des caisses et des corbeilles remplies de légumes de toutes sortes et de bouteilles de jus de fruit. Étonnante cargaison en temps de guerre ! En montant en bord, je remarquai qu’il n’y avait pas de fauteuils. Je pris donc place avec le commando qui m’accompagnait sur un banc de bois fixé contre la paroi. [...] Je n’appris toujours rien, des quelques rares paroles échangées avec mes compagnons de voyage, de notre destination. Ils ne paraissaient guère se soucier de moi. L’avion prit de la hauteur et, après trois heures de vol, dans une chaleur étouffante, le changement de régime des moteurs m’indiqua que nous devions approcher de notre destination. Finalement l’avion atterrit assez brutalement dans un pâturage, au cœur d’un paysage vallonné, bordé de forêts, dont l’aspect ne m’était pas tout à fait inconnu. »

Et Breker de conclure : « Nous étions en France. »

A sa descente d’avion, Breker est accueilli par un soldat de l’armée de terre qui, silencieux, le conduit en voiture à travers la campagne ; et ce n’est qu’une fois arrivé à Brûly-de-Pesche qu’enfin Breker a droit à une ébauche d’explication, de la part d’Albert Speer qui est là, à l’attendre.

Logé dans l’école de Brûly, Breker n’a que la ressource de déjeuner, en attendant de plus amples explications. Celles-ci ne lui seront fournies que dans l’après-midi, de la bouche même de Hitler qui, ayant réuni, Speer, Giesler, le général Jodl, le capitaine Engel, le Dr Karl Brandt et Breker, leur déclara de manière informelle qu’il souhait visiter Paris le lendemain.

On connaît par le détail le tracé du parcours que suivit Hitler, après avoir atterri vers 5 h 30 du matin à l’aéroport du Bourget, le 23 juin : l’Opéra, La Madeleine, la Place de la Concorde, les Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe ; puis l’esplanade du Trocadéro, les Invalides et le tombeau de Napoléon, le Panthéon, avant un retour vers le Louvre, via la Sainte-Chapelle, le Palais de Justice, Notre-Dame, l’Hôtel de Ville et la Place des Vosges, pour finalement faire une pause à Montmartre, au pied du Sacré-Cœur et, de là, rejoindre Le Bourget. « A neuf heures, notera Albert Speer, la visite était terminée. »

Ce qu’on ignore en revanche, c’est la motivation de Hitler ; ce qui l’a conduit à agir ainsi, principalement accompagné de deux architectes et d’un sculpteur, s’appliquant à les maintenir sans cesse à ses côtés, durant tout le déroulement de la visite, tandis que les représentants des forces armées étaient relégués au second plan. On veut s’en tenir à la déclaration de Hitler, selon laquelle Breker, par exemple, avait été convié à participer au voyage en qualité de « vieux parisien », de manière à faire office de « guide » [Führer]. Speer aussi était censé faire office de guide. Et puis, pour faire bonne mesure, le général Speidel également. Qu’il ait été entendu tacitement, à l’époque, que le « Führer » ne pouvait être aucunement « guidé » [geführt] par quiconque, et qu’à ce titre il n’avait en vérité nul besoin d’un « guide » pour s’orienter dans la capitale française, ne saurait être pris en compte, semble-t-il, pour placer sous un autre éclairage le rôle imparti notamment à Breker, dans cette mise en scène soigneusement réglée…  Seul importe le cliché.

En posant sur l’esplanade du Trocadéro, avec l’architecte Speer – destiné à donner figure architecturale au Grand Reich qui, hic et nunc, entamait officiellement son édification (voir, ci-dessus, la directive signée du surlendemain) – et le sculpteur Breker – destiné pour sa part à donner figure à l’Homme Nouveau – , Hitler savait pertinemment, dans l’un des « compartiments » de sa personnalité, qu’il était en train d’écrire un chapitre de sa propre légende de « Führer-artiste », donnant ainsi à voir à la postérité l’un des actes fondateurs par lequel l’à venir avait pris racine dans le présent.

Mais, vis-à-vis des trois principaux figurants auxquels il avait fait appel afin que l’image soit parfaitement lisible, le « compartiment » dont Hitler joua était tout autre. C’était en somme celui de l’humilité, celui de l’homme à qui les « charges écrasantes » de Chef d’État et de Chef de guerre avaient été imposées par les circonstances, par le « destin », mais dont le « plus cher désir » cependant, si « on » lui en avait laissé le choix, aurait été de « pouvoir vagabonder en Italie comme un peintre inconnu ».

Jusqu’à quel point Breker s’est-il senti flatté, dans sa vanité d’artiste, d’être ainsi choisi entre tous par Hitler, pour l’accompagner au cours de son périple parisien ? La réponse est tout, sauf simple. Mais c’est tendre à brosser le portrait d’un sinistre arriviste — sans preuve ni argument à l’appui —, que de prêter à Breker, à cette occasion, le « sentiment d'orgueil enfantin d'avoir rallié le rang des favoris d'un chef fascinant, et qui le fascinerait toujours. » Citant dans ses Mémoires les propos qu’aurait tenus Hitler devant Speer, Giesler et lui-même, réunis la veille de leur départ, Breker rend compte de son état d’esprit, sitôt après avoir ainsi appris, enfin,  le motif de sa convocation :

« J’éprouvais des sentiments très partagés. Pour ma femme et moi, Paris, c’était en partie chez nous. J’y avais vécu des années qui avaient énormément compté dans ma vie ; j’y avais travaillé et m’y étais fait de nombreux amis… Lorsque s’étaient déclenchées les hostilités contre la France, nous avions tremblé pour Paris, et la prise de la ville ne nous avait inspiré aucune joie ; seule l’annonce qu’elle n’avait subi aucun dégât, du fait de l’absence de tout combat, avait été pour nous source de réconfort. C’est la raison pour laquelle je ressentis comme une épreuve morale l’idée de me rendre à présent dans la métropole chère à mon cœur - que je n’avais pas revue depuis l’Exposition Internationale de 1937 -, au côté du chef d’État vainqueur, qui, aux yeux des Français, incarnait naturellement l’ennemi. »

Si rien ne nous autorise à croire Breker sur parole, rien ne vient prouver que ses sentiments furent univoques. Les réserves qu’il émit un peu moins de deux ans plus tard, lorsque Benoist-Méchin lui proposa de venir exposer quelques-unes de ses œuvres à l’Orangerie, témoignent néanmoins de son souci de ne pas donner aux Français le sentiment de s’imposer à eux à la faveur d’une victoire militaire.

Piégé par un voyage auquel il n’aurait probablement pas consenti à participer, s’il s’était agi d’une invitation, non d’une convocation, Breker se laissa piéger dans un second temps par le caractère pour le moins hors du commun de l’événement. De son point de vue, ne semblait-il pas témoigner, en effet, que Hitler avait le triomphe singulièrement modeste ?… Speer, pour sa part,  ne manquera pas de souligner combien il en avait été stupéfait.

Dans ces conditions, comment Breker aurait-il pu ne pas être fasciné par la démarche de Hitler, qui, de la sorte, paraissait faire la démonstration à la face du monde qu’il était « chef de guerre  contre [son] gré », et que la puissance dont il entendait doter le Reich ne se justifiait à ses yeux que par « l’établissement et l’expansion d’une grande culture »? Comment, dès lors, Breker aurait-il pu douter de la sincérité du dictateur et ne pas se faire l’écho par la suite de son caractère essentiellement artistique, comme en témoigne la teneur des propos qu’il tint à Jean Cocteau, en mai 42, peu après l’inauguration de son exposition à l’Orangerie, — des propos que le poète prendra soin de consigner dans son Journal.

Pourtant, Albert Speer évoquera des années plus tard, dans ses Mémoires, de tout autres propos :

« Le soir [de notre visite de Paris], Hitler me reçut encore une fois dans la petite salle de sa ferme ; il était assis seul à une table. Sans ambages, il me déclara : “Préparez un décret dans lequel j’ordonne la pleine reprise des constructions de Berlin... N’est-ce pas que Paris est beau ? Mais Berlin doit devenir beaucoup plus beau ! Je me suis souvent demandé, dans le passé, s’il ne fallait pas détruire Paris, poursuivit-il d’un ton serein, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde, [...], mais lorsque nous aurons terminé Berlin, Paris ne sera plus que son ombre. Alors pourquoi le détruire ? »

A contrario, dans l’un de ses propos de table, en date du 18 octobre 1941, Hitler déclarera :

« Lors de l’attaque aérienne sur Paris, nous nous sommes limités aux aérodromes — pour épargner une ville au glorieux passé. Cela est certain, pris globalement, les Français se conduisent vilainement, mais ils sont néanmoins proches de nous, et cela m’aurait fait mal d’être obligé d’attaquer une ville comme Laon, avec sa cathédrale. »

Qui, de Speer ou de Breker, s’est dès lors fait porte-parole de la vérité ?

A-t-il seulement existé une vérité ?

Speer, Giesler, Breker… Chacun à sa façon, à l’occasion du voyage à Paris, chacun ayant plus ou moins conscience de la situation et du rôle qu’on était en train de lui faire jouer, servit de faire-valoir à la légende en construction du Führer artiste et visionnaire.